Cette fiche de lecture se divise en deux parties. La première partie donne une introduction dans la problématique centrale du livre de D. Desjeux, ainsi qu’un court résumé des conclusions générales de l’auteur. La deuxième partie reprend certaines notions de l’auteur sous un point de vue critique.
1. Description et résumé du livre
L’objectif de ce livre est de sensibiliser les acteurs engagés dans une démarche interculturelle à la dimension culturelle de leur action. Traitant la notion même de culture, l’auteur remarque que, prendre en compte la dimension culturelle, ‘C’est constater qu’il n’y a pas d’universaux, et que les rationalités sont relatives’.[1] En choisissant une approche situationnelle et ‘compréhensive’, il démontre qu’il faut prendre en compte le sens que ‘l’autre’ (le paysan africain observé par un technicien européen, par exemple) donne à ses actions. Cette démonstratin est faite à l’aide d’une multitude d’études de cas tirés de projets dans le ‘Tiers Monde’ et de recherches anthropologiques. Finalement, l’auteur propose des techniques d’apprentissage supposés de permettre les changements de perception et de comportement, nécessaires chez les personnes responsables, pour une meilleure prise en compte de la dimension culturelle et une mise en valeur des outils intellectuels proposés.
Suivant l’organisation du livre, j’ai divisé mon résumé
en trois parties:
1.1. Les outils intellectuels
Quatre outils intellectuels sont proposés par l’auteur pour permettre une meilleure prise en compte de la dimension culturelle:
a) L’approche système. L’intérêt de l’approche système, comme il a été élaboré par le structuralisme, est qu’il postule un lien, une interaction entre les éléments du système. Ainsi, il permet de prendre en compte qu’un changement, par exemple d’une technique agraire, entraîne des changements en chaîne sur l’ensemble ou une partie du système, par exemple sur les valeurs culturelles. L’analyse systémique permet aussi de trouver des éléments qui sont source de problèmes, par exemple dans un système de production alimentaire, qui sinon seront passés inaperçues.[2]
b) L’analyse stratégique. Elle permet la prise en compte des intérêts, matériels ou symboliques, des acteurs présents. Elle peut aussi faire ressortir la rationalité culturelle et sociale d’un comportement qui paraît irrationnel en première vue. En guise d’exemple, l’auteur traite le cas des nomades africains du Sahel.[3] Il montre que l’ensemble des stratégies nomades est orienté vers l’objectif central de la gestion de l’incertitude liée à l’hostilité de l’environnement. Ces stratégies s’organisent principalement autour de deux axes: la mobilité et la diversification des risques.
c) L’approche réseaux. Elle permet d’analyser les réseaux sociaux officiels et inofficiels qui ont une influence sur les comportements des individus, sur la transmission de l’information et sur l’adoption ou le rejet d’une innovation. L’exemple de l’Etat en Afrique[ 4 ] et de l’efficacité de l’administration montre que l’analyse de l’Etat ne peut se faire sur les seuls critères européens, mais qu’il existe une dimension cachée du fonctionnement de l’Etat africain: réseaux sociaux ‘souterrains’, stratégies et culture.
d) L’approche culturelle au sens strict. Elle analyse les valeurs, le symbolique, les rituels, la langue etc. qui produisent les différentes rationalités qui entrent en contact. Cette approche peut par exemple expliquer pourquoi un projet d’augmentation de production de cochons d’Inde en Equateur a eu peu de succès: la valeur symbolique de l’aliment et de l’animal ‘cochon d’Inde’ n’a pas été pris en compte. Pareil pour le fait que les occasions auxquelles on mange du cochon d’Inde sont culturellement définies. Cette approche sensibilise aussi pour le fait qu’une marge de réinterprétation suffisamment large, qui permet aux acteurs considérés par un problème de mobiliser leur propre modèle culturel de résolution de problèmes, est favorable au succès d’un projet.
1. 2. Les comportements alimentaires
La deuxième partie du livre traite spécifiquement des
comportements alimentaires. L’auteur montre que la prise en compte de la
dimension culturelle des comportements alimentaires implique un nouveau
mode de raisonnement stratégique. L’hypothèse étant
que, ‘lorsque l’on parle de stratégie alimentaire, on confond stratégie
et objectifs. On définit des objectifs, alors que le problème
principal se situe au niveau des acteurs qui vont réaliser ces objectifs,
et des enjeux de leur action’.[5] La nourriture
‘est l’expression en même temps d’un code de comportement, d’un système
de communication et d’un ensemble d’images et de processus symboliques;
un système de nourriture est un système de classification,
d’évaluation et de consolidation des positions sociales et hiérarchiques’.[6]
1. 3. Les méthodes pour une formation
Dans ce chapitre, l’auteur propose quatre méthodes de recueil de l’information: 1) Enquête sur une population. 2) Enquête participante, méthode anthropologique classique. 3) Enquête, dont les informations sont produites par les acteurs eux-mêmes dans le cadre d’une recherche-action. Exemple du GERDAL au Pérou. Principe: écouter et noter, puis chercher les problèmes centrals exprimés dans les mots des paysans (points de convergence). Analyser chaque problème avec les paysans, dans des assemblées, et des groupes de travail. Le technicien est donc là, pour réfléchir avec les paysans. 4) L’analyse d’un itinéraire technique, depuis le travail du sol jusqu’à la commercialisation, repérer les incertitudes qui pèsent sur chaque étape, faire ressortir les stratégies, c’est à dire les pratiques et les moyens mis en place pour limiter ou réguler l’incertitude, et enfin intégrer les contraintes pour expliquer les choix finaux par rapport à d’autres options possibles. La prise de décision est vue comme influencée par des: contraintes climatiques, des contraintes de réseaux, des contraintes familiales etc.
D’autres points de cette troisième partie du livre sont discutés dans le deuxième chapitre de cette fiche de lecture.
2. Discussion critique
La critique suivante se réfère principalement à la troisième partie du livre: la méthode de formation à l’approche culturelle et la mise en valeur des outils intellectuels développés.
L’ouvrage de D. Desjeux est un livre très pragmatique à plusieurs égards.
Une version ‘outrageusement’ vulgarisée de sa conclusion méthodique pour la formation culturelle serait: sensibiliser les acteurs à la dimension culturelle et laisser une marge de réinterprétation aux techniciens et aux paysans.
Or, dans certains projets, il peuvent exister des rapports de pouvoir très prononcés. Le simple fait qu’un technicien vient d’un pays occidental (‘où ça marche bien’) peut donner une importance démesurée à la moindre de ses idées ou opinions énoncées[7], d’autant plus, s’il est en position de ‘donneur d’argent/ressources’. Il faudrait donc, dans la méthode de certains projets, introduire un contrôle très strict de ce pouvoir (et de son abus). Se fier à la sensibilité des acteurs dans ces cas là me parait trop dangereux, car l’échec d’un projet n’est pas seulement un gaspillage d’argent[8], mais peut laisser des plaies difficiles a guérir dans un système (culturel-social-économique) per definitionem souvent fragile. Le bilan des actions d’aide et de développement incitent certains scientifiques d’aller jusqu’à rejeter tout aide de développement, voir par exemple: le livre de la sociologue africaine Axelle Cabou: ‘Et si l’on refusait le développement?’.
Même dans un ouvrage qui traite le ‘sens de l’autre’, il faudrait donc peut-être traiter en marge le ‘sens du nôtre’: Qui sont ces ‘techniciens’, ces ‘acteurs’ à sensibiliser? De quels réseaux sociaux font-ils partie? Quels sont leurs stratégies? Et surtout: Sont-ils vraiment capable d’aider à réfléchir, d’écouter et de ne pas se comporter en ‘professeur’ comme ils sont tenus de faire dans le projet du GERDAL? L’affirmation de l’auteur: ‘La relation d’aide à la réflexion est la fonction la plus difficile à mettre en place... C’est en effet dans cette fonction qu’il y a le plus grand risque de projeter sur les paysans les présupposés et les idées des agents de développement eux-mêmes’[9] demande à mon avis plus d’élaboration dans un livre à fort côté pédagogique. Cela n’est pas à comprendre comme critique du raisonnement de l’auteur, mais comme critique d’un acteur supposé qui garde une marge d’intuition très ou trop grande, vu les conséquences négatives que peuvent avoir ses actions.
Une méthode de recueil d’information et de formation de théories, promettant de réduire l’influence des présupposés par moyen de la complexité est la grounded theory d’A. STRAUSS. Les prémisses centrales de cette méthode de recherche sont, que tout ce qui est produit par un cas fait partie du matériel à étudier et que tout élément doit avoir la même potentialité d’être à la base d’une théorie. Toute idée d’un chercheur et tout concept/problème etc. énoncé par un observé constitue une fiche dans un dossier. Cette fiche gagne de l’importance si l’idée/le concept/problème etc. est reévoqué directement ou indirectement, sinon elle perd de l’importance, mais elle reste toujours dans le fichier.
Suivant LEGUEN, DESJEUX affirme qu’il faut définir le programme
de sensibilisation à la dimension culturelle, suivant que l’objectif
de l’intervention des acteurs est la persuasion, le conseil ou l’aide à
la réflexion. LEGUEN propose que l’objectif de la persuasion puisse
être légitime, mais ne doive jamais précéder
le conseil et l’aide à la réflexion comme relation de travail.
Ces affirmations nécessitent à mon avis une étude
minutieuse des traces qu’ont laissés les projets ‘de persuasion’
échoués, cette étude me parait omise dans les résumés
des cas présentés dans ce livre.
3. Liste de littérature.
Desjeux D., 1994, Le sens de l’autre, Paris, L’Harmattan, (réédition).
Cabou, A., (?), Et si l’on refusait le développement, Paris, L’Harmattan, (réédition).
Strauss, A., Grundlagen qualitativer Sozialforschung, München
1991, Fink Verlag.
[1] page 9.
[2] Voir: ‘L’approche système: un projet de riziculture thaïlandais’
(page 34ff).
[3] page 37 ff.
[4] page 45 ff.
[5] page 11.
[6] ARCHETTI; cit. DESJEUX, page 24.
[7] Anecdote: J’ai pu faire cette expérience moi-même
comme touriste en Russie: à Irkutsk, en 1990 je me voyais invité
devant le conseil d’administration d’une entreprise de bâtiment
ayant 50 employés. Quelqu’un a commencé de parler d’associations
et j’étais invité d’expliquer la loi sur les associations
Suisse. Là, je me voyais devant le chef d’entreprise qui prenait
soigneusement ses notes en train d’expliquer quelque chose dont j’avais
rien qu’une impression très vague. Plus tard, on parlait de la production
des matières primaires pour la fabrication du béton...
[8] voir page 25.
[9] p. 136.
Author: Christoph Lüscher, Year: 1995 Institution: Université René Descartes - Paris V Location: http://christophluescher.ch/old/Desjeux.html |